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Éditer, censurer

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Créé en mai 2008 par Alan Taylor alors éditeur au quotidien The Boston Globe, The Big Picture est devenu rapidement la référence des photoblogs de journaux1.

The Big Picture a publié en juin 2010 une série de photos commémorant le 66ème anniversaire du Débarquement en Normandie. On remarque parmi celles-ci l’image d’un couple qui se recueille sur la dépouille d’un soldat américain. L’homme tient un bouquet de fleurs et s’agenouille en se signant tandis que sa femme est debout derrière lui, respectueuse, les mains jointes:

French townspeople lay flowers on the body of an American soldier. (Regional Council of Basse-Normandie/U.S. National Archives)

Ce cliché est bien connu et souvent reproduit, tant sur le Web2 que dans les livres ou magazines:

La Presse de la Manche, numéro spécial "Notre été 44", avril 1994, page 46

La photo ainsi présentée est en fait recadrée afin de resserrer le champ sur le couple, et surtout, pour supprimer une importante marque de censure sur la droite du tirage original3 :

M. Adjutor Lecanu et son épouse Marie se recueillent sur la dépouille d'un soldat américain. Route d'Isigny à Saint Hilaire Petitville, durant les combats de Carentan soit entre le 9 et le 13 juin 1944. Photo p000713. Conseil Régional de Basse-Normandie/National Archives USA

Comme nous l’avons expliqué dans un précédent billet sur Robert Capa, les sections mobiles de l’Army Pictorial Service (Signal Corps) étaient composées d’un photographe et d’un caméraman qui travaillaient en binôme, accompagnés pour la logistique par un chauffeur et un secrétaire. Sur la photo en question, la censure a effacé un caméraman tenant sa caméra à la main.

Les marques de censure sont bien connues sur les photos américaines de cette collection. Elles ont été effectuées afin d’empêcher certaines identifications, principalement en dissimulant les marquages sur les matériels, les insignes des soldats ou encore des inscriptions temporaires sur des lieux divers:

Marques de censures sur le matériel (p000717), les insignes (p013378), des inscriptions (p012943). Conseil Régional de Basse-Normandie/National Archives USA

Parfois, des indications de recadrage (cropping) figurent sur le cliché pour éliminer d’un coup des parties indésirables de l’image sur les bords droit et gauche – un trait vertical et un signe en forme de V incliné sur le côté:

Censure par cropping (p013419). Conseil Régional de Basse-Normandie/National Archives USA

On retrouve ces traits de censure particuliers comme indications de l’exclusion du caméraman de notre photo; ils fonctionnent ici exactement comme une instruction de recadrage. Instruction impérative d’ailleurs puisque le corps du caméraman est également maculé. Pourtant son effacement total, souhaité par le censeur, ne répond à aucune raison militaire habituellement repérable dans les cas de caviardages similaires rencontrés sur ces photos. À la rigueur, un marquage supprimant les insignes du soldat aurait suffi. Le censeur avait probablement une autre intention, celle de renforcer l’aspect émotionnel du cliché et de supprimer l’impression de mise en scène ou même de propagande. Le caméraman se voyait trop, le dispositif d’enregistrement était par trop intrusif et risquait d’introduire une certaine facticité dans la scène captée. L’hommage des habitants au soldat mort aurait semblé moins spontané, presque artificiel.

Il semble qu’il n’existe pas de tirage non censuré de cette photo. La publication de l’image place alors l’éditeur moderne dans une alternative simple: la recadrer ou la présenter telle quelle. La seconde solution impose presque à l’éditeur de fournir une explication concernant l’origine des marques de droite. S’il ne le fait pas, le regard est évidemment attiré par ces marques et l’effet produit par l’image est bien moindre. Le spectateur est comme distrait d’une scène que l’on souhaite présenter comme forte et sincère.

En recadrant le cliché pour faire disparaître le caméraman, les éditeurs modernes comme Taylor et son équipe de The Big Picture se conforment très précisément à la prescription du censeur qui opérait il y a plus de soixante ans.

Il est possible d’ailleurs qu’ils n’auraient pas agi autrement s’ils avaient pu disposer d’un tirage non censuré. Le type de cadrage effectué rappelle en effet le mode de publication initial d’une image iconique prise au Vietnam en 1972, celle de la petite Kim Phuc, brûlée au napalm, nue et hurlant de douleur:

(1) Trang Bang, Vietnam, 8 juin 1972, photo de Nick Ut, Associated Press. Le photographe David Burnett figure à droite de l'image. (2) Photo recadrée parue dans le New York Times le 12 juin 1972.

La photo de Nick Ut est parue dans le New York Times plusieurs jours après sa réalisation, recadrée de façon à faire disparaître le photographe qui figurait à droite4.

Le procédé utilisé par l’éditeur du New York Times avait bien pour objectif de masquer les dispositifs d’enregistrements, photographes et cameramen, qui étaient omniprésents lors de cet événement:

Trang Bang, Vietnam, 8 juin 1972, contrechamp.

Il s’agit de laisser croire que la photo est un acte d’enregistrement privilégié, qu’elle possède un caractère exceptionnel ou unique qui serait immédiatement invalidé par la présence d’autres opérateurs en focalisant l’attention sur le dispositif plus que sur l’événement, comme dans le making-of d’une fiction.

La photo de Nick Ut est recadrée de manière très similaire à celle de 1944. Qu’il s’agisse dans un cas d’édition et dans l’autre de censure ne change rien formellement. La censure opère ici comme une prescription de cadrage, le censeur agit comme un éditeur. Dans les deux cas, on doit fabriquer une image épurée de tout dispositif, une image de plein champ à partir d’une image qui donne à voir une partie du contrechamp5.

On pourrait objecter sur le fond que rien ne nous garantit que la photo de 1944 ne soit effectivement une mise en scène, et que la censure souhaitait masquer la présence d’un caméraman si proche qui donnait à penser que la scène n’était pas véritablement spontanée. Ce n’est pas le cas. Il existe un court film tourné très certainement par le caméraman caviardé où le couple apparaît constamment recueilli et dispose des fleurs sur le corps du soldat:

Photogrammes du film "Jour J - Bataille de Normandie". Réalisation: Claude Quetel, Pascal Vannier. Le Mémorial de Caen / Éditions Montparnasse, 2004.

De plus, nous avons retrouvé l’arrière-petit-fils de ce couple qui connait bien cette photo6. Il nous a confirmé que selon la “tradition familiale”, il ne s’agissait pas d’une mise en scène et que ses deux aïeux se sont recueillis de façon spontanée. M. Lecanu était un ancien combattant de la Première Guerre mondiale; il avait été très éprouvé par sa propre expérience et rendait ainsi un hommage aux combattants actuels.

Examinons pour terminer les actes fondamentaux d’un processus d’édition d’image dans une rédaction quelconque:

  • sélection d’images parmi plusieurs propositions, opération bien résumée par le lieu commun choisir, c’est éliminer;
  • recadrage et éventuellement retouche;
  • définition d’une taille, hiérarchisation et ordonnancement;
  • description et légendage, assignation à un texte;
  • disposition et construction graphique, assemblage des composants du média.

Une bonne part des opérations de mise en forme d’un visuel pour sa publication, en particulier les premières de cette liste, sont aussi celles que l’on observe dans le caviardage. L’édition7 et la censure constituent bien les deux facettes d’un même processus formel dont seules l’intention et la réception différent.

Merci à l’équipe de PhotosNormandie pour son aide.

  1. Toujours à Boston, Taylor a ensuite créé en février 2011 In Focus, vitrine photo du magazine The Atlantic. Il existe désormais de nombreux photoblogs de journaux parmi lesquels on peut mentionner All Eyes [St Petersburgh Times]Framework [Los Angeles Times]Lens [New York Times], Lightbox [Time Magazine], Captured [Denver Post].
  2. Voir par exemple ici, ici, ou .
  3. Voir la légende plus complète sur PhotosNormandie.
  4. Voir l’article de Béat Brüsch: Kim Phuc, brûlée au napalm – Nick Ut, 15 août 2007.
  5. À lire également l’article d’André Gunthert, Cachez ce contrechamp, 13 avril 2011.
  6. Il ne connaissait pas l’existence du film en revanche…
  7. Et même plus généralement l’éditorialisation si on la joue “curateur”.

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